Communicologie de la documentation personnelle

2023-04-07

Peut-on parler de communication à propos d’interaction humain-machine ? À la suite de travaux récents qui proposent une approche en ce sens, nous examinons les relations entre humain et machine au sein d’un dispositif de documentation personnelle hypertextuelle, en utilisant les concepts de la communicologie (Estivals) et de la mécanologie (Simondon). Nous qualifions ces relations de co-construction, en observant qu’elles alimentent à la fois les pratiques réflexives et la concrétisation technique.

With the outstanding exception of Peirce, I have learned most from writers with whose positions I have in the end been compelled to disagree.

Dewey, Logic. The Theory of Inquiry

1 Introduction

En sciences de l’information et de la communication, les études sur la dimension personnelle du travail de la connaissance font généralement appel à l’une ou l’autre des approches suivantes :

Le personal knowledge management (PKM) désigne l’étude de la gestion de connaissances personnelles dans une perspective individuelleZhang, « Personalising organisational knowledge and organisationalising personal knowledge », 2009, p. 241.
. Le PKM prend place dans un cadre organisationnel mais contrairement au knowledge management classique, il concerne une relation entre individu et collectif qui est plutôt montante (bottom-up) que descendante (top-down), et correspond à un travail de la connaissance qui s’autonomise vis-à-vis de l’emploiLe Deuff, « Le réseau personnel de gestion des connaissances et la redéfinition du travail », 2012, p. 4.
.

Le personal information management (PIM) désigne la gestion des informations rencontrées par un individu dans son espace personnel d’informationJones, Keeping found things found, 2008.
. Le PIM s’émancipe plus encore que le PKM du cadre organisationnel et donne à voir une grande variabilité dans les pratiquesJacques, Définition des compétences propres à l’organisation des collections d’informations personnelles numériques, 2016, p. 139.
.

La documentation personnelle (personal documentation) est la documentation créée et utilisée par un individuStibic, Personal documentation for professionals, 1980.
. À la différence du PKM et du PIM, l’accent est mis sur le versant matériel et technique du dispositif, à travers le document et les processus d’organisation des connaissances (tels que le classement ou l’indexation)Nous n’évoquons pas ici les travaux qui utilisent l’expression « personal documentation » pour désigner la documentation qui porte sur un individu, dans un but administratif (documents d’identité) ou archivistique (documents biographiques). Les recherches en informatique sur le personal data management (PDM) – c’est-à-dire la gestion des données personnelles dans une logique de maîtrise du privé (privacy) – sont également en dehors du périmètre de notre étude.
.

L’une des questions que posent ces approches est l’intégration des outils et des pratiques au sein d’un dispositif. La logique de réseau popularisée par le Web est alors évoquée comme un moyen de réaliser cette intégration : certains auteurs proposent d’utiliser le modèle RDF, mis en œuvre soit via le format XML soit par des bases de données, pour associer les informations les unes aux autresJones, cité, p. 381‑382.
. On retrouve cette logique de réseau dans certains outils de gestion d’information scientifique : le logiciel Synapsen par exemple, qui s’inspire de la tradition de la fiche érudite, permet d’interrelier des notices bibliographiques et de trouver de nouvelles connexions, en s’appuyant sur l’indexation par mots-clésKrajewski, « Note-keeping », 2016, p. 327‑334.
.

Deux obstacles se dressent sur ce chemin. Sur le plan théorique, PKM et PIM héritent de la polysémie propre aux notions d’information et de connaissance, dont les définitions diverses et les emplois peu différenciés compliquent le travail conceptuelZins, « Conceptual approaches for defining data, information, and knowledge », 2007 ; Hjørland, « Information Science and Its Core Concepts », 2014.
. Et sur le plan pratique, les moyens évoqués (RDF, XML, bases de données relationnelles) sont réputés difficiles à mettre en œuvre. Dès lors se posent deux questions : peut-on donner un socle théorique plus simple et robuste (mais toujours propre aux SIC) à l’idée d’un dispositif intégré pour le travail personnel de la connaissance reposant sur la logique de réseau ? Et peut-on mettre en œuvre cette idée d’une manière qui soit plus accessible sur le plan technique ?

Nous avons récemment apporté des éléments de réponse à ces deux questionsPerret, De l’héritage épistémologique de Paul Otlet à une théorie relationnelle de l’organisation des connaissances, 2022.
. Nous avons proposé de considérer que relier constitue un processus d’organisation des connaissances (POC) qui produit des graphes documentaires. Cette proposition théorique ouvre des perspectives opérationnelles et épistémologiques lorsqu’on prend en compte certaines innovations récentes dans le secteur des logiciels : une nouvelle génération de langages de balisage, dits « légers » (lightweight markup languages), ainsi que des logiciels d’écriture non-linéaire, qualifiés d’« outils pour penser » (tools for thought). Ces techniques nouvelles facilitent la mise en œuvre d’un dispositif de documentation personnelle hypertextuelle. Nous avons alors proposé une méthode ainsi qu’un outil de visualisation et de partage de graphes documentaires, le logiciel Cosma, dont nous avons relaté la conception, l’usage et les potentialités.

2 Problématique

Nous prolongeons ici ce travail en examinant une nouvelle question en lien avec la thématique générale du congrès – la numérisation – et plus particulièrement l’axe 1 consacré aux dispositifs médiatiques : celle de la relation entre humain et outil au sein du dispositif.

Les documents ont toujours été des objets techniques. Mais le développement de la documentation a amené une fusion entre document et instrumentOtlet, Traité de documentation, 2015 [1934], p. 429.
. Et l’informatique, qui apporte une dimension dynamique au travail documentaire via le calcul et la restitution (output), a rendu cette nature instrumentale plus évidente encore. Tout ceci a incité des chercheurs à parler de « machines » à propos de la documentation, y compris de manière rétrospectiveKrajewski, Paper machines, 2011 ; Cevolini (dir.), Forgetting machines, 2016.
. Les documents ne sont donc pas qu’un support passif. Dans ce contexte, la documentation est prise dans un discours plus large qui tend à anthropomorphiser l’outillage, et notamment à parler de communication humain-machine. Pour ce qui est de la documentation personnelle, on retrouve ce discours chez EngelbartAugmenting Human Intellect, 1962.
, qui présente sa station de travail augmentée comme un « secrétaire » (clerk), ou encore chez Luhmann« Kommunikation mit Zettelkästen », 1992.
, qui qualifie son répertoire de fiches de « partenaire » avec lequel il « communique ».

Peut-on réellement parler de communication à propos d’interaction humain-machine ? Voilà la question à laquelle nous allons tenter de répondre, en prenant le cas de la documentation personnelle comme exemple.

3 « Faire compter les machines »

EscarpitThéorie générale de l’information et de la communication, 1976.
définit la communication comme un acte dont l’information est le produit. En s’appuyant sur une définition très générale du mot machine comme entité capable d’agir, il parle de « machines à communiquer » pour désigner les producteurs d’information, qu’il classe en six catégories de complexité croissante – des machines relais telles que le simple miroir, aux machines à langage telles que l’être humain, en passant par les machines informatiquesIbid., p. 103‑109.
.

Estivals« La communicologie », 1983.
, quant à lui, définit la communicologie, c’est-à-dire la science de la communication, comme une science de la relation (ou médium). Il distingue des relations matérielles et intellectuelles, tout en affirmant leur imbrication. Il insiste sur l’importance de considérer l’évolution des relations dans le temps, c’est-à-dire d’adopter une perspective dynamique tout autant que statique. Et surtout, il établit qu’au-delà de la communicologie humaine, qui concerne les relations entre humains, il y a une communicologie générale, qui concerne les relations entre tous types d’entités.

Ces deux positions expriment un même souci de « faire compter les machines » – selon l’expression de Collomb« Faire compter les machines », 2017.
– dans l’épistémologie des SIC. On retrouve ici une idée exprimée par SimondonDu mode d’existence des objets techniques, 2012 [1958].
en philosophie, à savoir l’importance de s’intéresser aux objets techniques et à leurs relations avec les humains. On peut dire d’une certaine manière que la mécanologie de Simondon constitue une communicologie mécanique, à la fois interne (à l’intérieur des machines, entre les machines) et externe (entre machines et non-machines). On retrouve également cette idée dans la sociologie de la traduction ou théorie de l’acteur-réseau, qui nous invite à tenir compte des objets techniques (tels que les documents et instruments) qui composent les dispositifs médiatiquesVoir notamment Akrich, Callon et Latour, Sociologie de la traduction, 2006.
.

4 Un couplage asymétrique

Il convient donc de s’intéresser à la relation humain-machine (RHM) mais en quels termes la qualifier ? Dans sa thèse soutenue récemment, HarmandDu design d’interaction humain-algorithme, 2022.
défend une approche communicationnelle comme alternative à l’approche physicaliste du design d’interface. Il s’appuie notamment sur SimondonCité.
, Licklider« Man-Computer Symbiosis », 1960.
et SuchmanHuman-Machine Reconfigurations, 2007 [1987].
pour qualifier la RHM de couplage asymétrique. De Simondon, il reprend l’affirmation suivant laquelle l’idée de couplage constitue « le rapport adéquat de l’homme à l’objet techniqueCité, p. 363.
 ». Contrairement à Licklider, qui décrit la relation humain-ordinateur en termes de couplage mais aussi de symbiose et de partenariat, Harmand estime que le terme de couplage est préférable :

« [Le terme de couplage] ne se risque pas aux analogies entre humain et non-humain, ne présuppose pas qu’il y ait forcément une interaction, une co-action, mais seulement une co-présence au sein d’un même dispositif. Le couple agit de concert ou séparement selon la situation de l’actionHarmand, Du design d’interaction humain-algorithme, 2022, p. 100.
 ».

Quant à l’asymétrie, elle provient des travaux de Suchman, publiés à l’origine en 1987, et qu’Harmand contribue à faire mieux connaître en SIC. Suchman analyse la relation entre connaissance et action, dans une démarche anthropologique opposée au cognitivisme qui prévalait dans les laboratoires californiens des années 1970 où elle a enquêté. Elle écrit :

“The significance of actions and their intelligibility resides neither in what is strictly observable about behavior, nor in a prior mental state of the actor, but in a contingently constructed relationship among observable behavior, embedding circumstances, and intent […] The situation of action can be defined as the full range of resources that the actor has available to convey the significance of his or her own actions and to interpret the actions of others […] My interest is to consider “communication” between a person and a machine in terms of the nature of their respective situations […] The intersection of the situations of user and machine is the locus both for successful exploitation of mutually available resources and for problems of understanding that arise out of the disparity of their respective situations.”« La signification des actions et leur intelligibilité ne résident ni dans ce qui est strictement observable du comportement, ni dans un état mental préalable de l’acteur, mais dans une relation construite de manière contingente entre le comportement observable, les circonstances où il s’intègre, et l’intentionnalité […] La situation de l’action peut être définie comme l’ensemble des ressources dont dispose l’acteur pour transmettre la signification de ses propres actions et pour interpréter les actions des autres […] Mon intérêt est de considérer la “communication” entre une personne et une machine à travers la nature de leurs situations respectives […] L’intersection des situations de l’utilisateur et de la machine est le lieu à la fois de l’exploitation réussie des ressources mutuellement disponibles et des problèmes de compréhension qui découlent de la disparité de leurs situations respectivesSuchman, cité, p. 125‑126.
 ».

Suchman décrit la RHM comme une interaction : action de l’humain, puis réaction/réponse de la machine, puis réaction de l’humain, et ainsi de suite. Elle postule que cette interaction est un processus hautement contingent, qui implique constamment l’interprétation, et qui est fondamentalement asymétrique :

“Interaction between people and machines requires essentially the same interpretive work that characterizes interaction between people, but with fundamentally different resources available to the participants.”« L’interaction entre les personnes et les machines nécessite essentiellement le même travail d’interprétation que celui qui caractérise l’interaction entre les personnes, mais avec des ressources fondamentalement différentes à la disposition des participantsIbid., p. 178‑179.
 ».

En effet, la machine a accès uniquement a ses propres programmes et états détectables (detectable states) ; elle n’a qu’un accès très limité à la situation de l’humain, ses actions et circonstances, qui impliquent une enquête en constante évolution (ongoing, situated inquiries)Ibid., p. 167.
. De là découle le principal problème qui se pose au designer d’interface : comment compenser l’impossibilité pour la machine d’accéder à la situation de l’utilisateur. Suchman affirme alors que ce travail ne relève pas d’une « simulation de la communication humaineIbid., p. 183.
 » mais d’un travail de conception et de construction d’alternatives techniques, qu’on peut considérer comme une communicologie humain-machine. De la même manière que RobertMnémotechnologies, 2010.
définit l’état par défaut de la communication comme étant l’incommunication, Harmand postule que l’état par défaut de la RHM est le « désajustement communicationnelDu design d’interaction humain-algorithme, 2022, p. 121.
 » – d’où la nécessité constante de l’ajustement.

5 Objections à l’idée d’une communication humain-machine

L’idée que la RHM puisse relever de la communication ne fait pas consensus chez les auteurs en SIC. Cadoz« Le geste canal de communication homme/machine: la communication “instrumentale” », 1994.
par exemple définit la communication instrumentale comme une forme de communication entre humains qui implique une interaction avec un objet pour produire l’information. Selon lui, cette notion développée à propos des instruments de musique s’applique tout aussi bien aux ordinateurs. On retrouve l’ajustement dont parle Harmand dans la manière dont Cadoz décrit les conditions de l’interaction – à savoir la capacité de rétroaction de l’outil, combinée à la capacité de programmation de l’outil par l’humain. En revanche, Cadoz estime que l’interaction elle-même (c’est-à-dire la RHM) ne relève pas de la communication :

« L’homme entretient avec son environnement deux catégories de relations : des relations communicationnelles, avec ses semblables, et des interactions matérielles (physiques, mécaniques, chimiques…), avec le reste. Le terme de communication n’a de sens que pour les êtres vivants, l’ordinateur n’est pas un être vivant (et il n’y a pas de preuve du contraire à attendre), le terme de communication avec l’ordinateur est donc stupide […] On ne communique pas avec la machine, on communique à l’aide de la machine […] Il n’y a donc pas à poser le problème de la “communication” avec la machine, mais plutôt celui des interactions entre l’homme et son environnement, l’homme et la machine, la machine et l’environnement de l’homme, et à considérer que l’une des fonctions de la machine est la communication… entre les hommesIbid., p. 56‑59.
 ».

Dans un travail plus exploratoire, Tobin« La gestuelle d’accompagnement de la relation humain-ordinateur », 2000.
exprime une position similaire. Elle décrit la RHM sous l’angle de la communication non-verbale, c’est-à-dire qu’elle élabore des hypothèses sur les processus mentaux en jeu dans cette relation, à travers une étude des gestes qui ne relèvent pas directement du geste ergonomique mais qui l’accompagnent. Tobin montre que l’interaction implique une gestuelle de « synchronisation » : les humains importent des attentes liées à la communication humaine mais s’adaptent aux spécificités de l’actant qui se trouve en face d’eux. On retrouve là encore l’ajustement. Tobin suggère cependant qu’il n’y a pas communication avec l’ordinateur mais avec soi-même, la machine fonctionnant comme médium pour une relation auto-dialogique. Elle en tire une conclusion étonnante :

« Dialogue avec la machine ou dialogue avec soi-même ? L’utilisateur joue-t-il le rôle de la machine en sus du sien pour faciliter un échange limité ? […] Il n’est pas incongru de penser qu’un processus d’élaboration cognitive se fasse sur un mode dialogique. Si tel est le cas, nous devons dire à nos étudiants qu’il est normal, sinon souhaitable, qu’ils se parlent à eux-mêmes lorsqu’il travaillentIbid., p. 8.
 ».

On peut également mentionner la position de Zacklad« Innovation et création de valeur dans les communautés d’action », 2005.
, qui considère que les machines et les humains sont des actants impliqués dans des transactions coopératives. Zacklad part d’une lecture serrée de DeweyLogic. The theory of inquiry, 1938.
, dont le travail a probablement influencé Suchman dans son usage de termes comme « situation » et « enquête ». Mais il réserve lui le terme de « communication » aux interactions entre humains.

À ces objections, nous répondons que le fait d’associer le qualificatif de « communicationnelle » à la relation entre humains, et d’en déduire alors qu’on ne peut l’associer à la RHM, est un exemple de raisonnement circulaire, et le fruit d’un anthropocentrisme discutable. Escarpit définit la communicologie comme une science générale, consacrée en partie aux relations entre humains mais aussi à d’autres relations. Ce faisant, il ouvre la porte à d’autres emplois du terme communication, d’autres communicologies. Son point de départ est la phénoménologie ; mais l’application d’autres théories, d’autres sciences (la biologie, entre autres) mènent à la même conclusion, à savoir que la relation n’est pas l’apanage de la condition humaine. Nous considérons donc que le débat n’est pas clos.

6 Distinguer machine et médium

Prenons la logique d’Estivals et appliquons-la à la situation exposée en introduction, à savoir un humain qui élabore un graphe documentaire à l’aide d’un ordinateur. Nous définissons cette relation humain-machine d’après EscarpitThéorie générale de l’information et de la communication, 1976.
et HarmandDu design d’interaction humain-algorithme, 2022.
comme un couplage asymétrique entre machines à communiquer. Comme l’a montré Cadoz« Le geste canal de communication homme/machine: la communication “instrumentale” », 1994.
, il y a interaction (c’est-à-dire une boucle d’actions qui se répondent) 1/ parce que la machine a une capacité de réponse (rétroaction) et 2/ parce que l’humain peut modifier le comportement de la machine (ajustement). C’est cette interaction qui produit de l’information.

Qu’est-ce qui constitue alors le médium, la relation ? Pour répondre à cette question, il nous faut d’abord préciser ce qu’on entend par « machine » à propos d’ordinateur. Nous souscrivons à l’emploi que fait Escarpit du mot machine : ce qui a la capacité d’agir. Dès lors, il faut distinguer dans l’ordinateur le processeur, qui agit, et les ressources qui permettent cette action : programmes, données et documents. Dans la terminologie de Suchman, on peut dire que ces ressources font partie de la situation de la machine. On comprend d’autant mieux cette nécessaire disssociation si on pense au fait que le dispositif peut être constitué d’un unique appareil ou bien de plusieurs appareils en réseau : un ordinateur peut agir sur des données et documents stockées sur un autre ordinateur (par exemple un serveur).

Cette dissociation processeur-ressources explique pourquoi nous considérons que dans notre situation, l’ordinateur (la machine) n’est pas le médium mais un actant qui agit sur le médium. Ici, le médium est constitué par deux ensembles de choses : d’une part le graphe documentaire (des données et documents interreliés) ; et d’autre part les programmes (éditeur de texte, logiciel de visualisation). C’est la réunion de ces deux ensembles qui constitue la RHM.

7 Analyse d’une relation humain-machine

Appliquons à cette relation la grille d’analyse énoncée par Estivals, à savoir l’identification de composantes matérielles et intellectuelles, suivant une perspective statique et dynamique.

Tableau 1 – Relations humains outils observées dans un dispositif de documentation personnelle hypertextuelle
Perspective Description de la relation Composante matérielle Composante intellectuelle
Statique Le graphe documentaire est le support de processus et de systèmes d’organisation des connaissances Saisie (input) L’humain met en œuvre un modèle d’organisation des connaissances
Dynamique La mise en œuvre du modèle a un effet rétroactif Restitution (output) L’outil provoque une émergence informationnelle qui crée une opportunité pour la réflexivité

La perspective dynamique nous amène à voir que le médium (ici, le graphe) est susceptible d’évoluer de manière itérative, sous l’influence de l’expérience réfléchie du dispositif dans lequel l’humain travaille, et ce grâce aux capacités de restitution de l’outil. Le dispositif implique une logique de co-constructionL’idée de co-construction a été abordée par de nombreux auteurs, notamment à propos du texte et du lecteur (Caws, The eye in the text, 1981), de la cartographie et du géographe (Jacob, L’empire des cartes, 1992) ou encore des interfaces et du designer (Drucker, « Humanities Approaches to Interface Theory », 2011). La conception des dispositifs de documentation personnelle semble ici témoigner d’une logique plus générale, qu’on retrouve en SIC dans les concepts d’approche dispositive (Larroche, Le dispositif, 2018) et de conjoncture médiatrice (Larrue et Vitali-Rosati, Media do not exist, 2019).
par l’humain et la machine. Ceci s’applique d’abord au graphe documentaire, objet hybride entre collection de documents et système d’organisation des connaissances : le modèle imaginé par l’humain évolue au fil de l’interaction avec la machine. Et cela s’applique aussi au logiciel de visualisation, parce qu’ici l’utilisateur en est également le concepteur : la co-construction est le moteur de la concrétisation du logiciel – terme utilisé par SimondonDu mode d’existence des objets techniques, 2012 [1958].
pour désigner l’évolution progressive d’un objet technique depuis un stade artisanal vers la synergie des composants, la clôture fonctionnelle et la normalisation. C’est donc aussi le programme, et par-là la situation de la machine qui peut évoluer à travers l’interaction.

En raison de l’asymétrie entre humain et machine, la relation (c’est-à-dire le graphe) prend ici deux visages. C’est le « milieu associé » du logiciel de visualisation – expression de SimondonIbid.
 : il est ce qui permet au logiciel de fonctionner, mais il n’existe que parce que le logiciel existe. Et inversement, c’est un « milieu de savoir » pour l’humain – expression de Le DeuffLes humanités digitales, 2018.
qui s’appuie sur Simondon pour proposer une approche complémentaire à celle des « lieux de savoirJacob (dir.), Lieux de savoir. Espaces et communautés, 2007.
 ».

8 Conclusion

Dans cette étude, nous avons proposé plusieurs manières de considérer la RHM. En reprenant HarmandDu design d’interaction humain-algorithme, 2022.
et EscarpitThéorie générale de l’information et de la communication, 1976.
, nous l’avons qualifiée de couplage asymétrique entre machines à communiquer. Dans le contexte de la documentation personnelle hypertextuelle, cette relation – médium au sens d’Estivals – est un graphe documentaire, qui représente à la fois le milieu associé du logiciel et le milieu de savoir de l’humain.

Cette analyse est rendue possible par l’approche communicationnelle, qui consiste à bien distinguer les actants de ce qui les relie. Elle offre ainsi une perspective plus fine de la RHM, nous évitant de replier la machine sur le médium quand cela ne correspond pas à la situation étudiée. Cette perspective est utile aussi bien à l’utilisateur qu’au concepteur pour saisir les dynamiques à l’œuvre dans l’interaction avec la machine.

Quant à la documentation personnelle, elle apparaît ici réellement comme un objet médialogique, au sens de la science des moyens de la communicationDéfinition de Meyriat, « De la science de l’information aux métiers de l’information », 2001 [1983], p. 190.
. Plus que jamais, les problématiques qui touchent aux dispositifs médiatiques nous semblent relever et de l’information, et de la communication, indissociablement.

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