Médiation interdisciplinaire et humanités numériques : une approche nexialiste

2023-06-27

1 Introduction

Cette proposition porte sur une utilisation du concept de graphe comme modèle formel pour traiter le sujet de l’interdisciplinarité au prisme des humanités numériques (HN). L’interdisciplinarité correspond à la déconstruction des frontières disciplinaires dans le but d’aborder des objets complexes ; notre enjeu est de concrétiser cette idée. Van VogtThe voyage of the Space Beagle, 2002 [1950].
avait imaginé pour cela le nexialisme, la science de l’intégration des champs de la connaissance. Escarpit« Pour une nouvelle épistémologie de la communication », 1978.
a vu dans la figure du nexialiste un modèle pour le documentaliste ; nous faisons également le parallèle avec le créateur d’ontologies (working ontologist). Mais cette discipline fictive tient en partie de la pensée magique : le nexialiste acquiert en effet son art par hypnose au cours du sommeil, défiant les limites de la biologie humaine. Une approche plus réaliste est envisageable, qui consiste à penser l’augmentation par l’écriture, et notamment l’écriture réticulaire – approche proposée par LatourChanger de société, refaire de la sociologie, 2007.
dans le cadre de la théorie de l’acteur-réseau. Nous observons par ailleurs que les différents modèles de l’interdisciplinaritéVan Leeuwen, « Three models of interdisciplinarity », 2005.
reposent tous sur la mise en relation, ce qui se concrétise par des diagrammes : la médiation entre les disciplines passe ainsi par la représentation de leurs articulations terminologiques et méthodologiques. Nous présentons donc un exemple pratique d’approche réticulaire et visuelle, avec le logiciel Cosma. Nous commentons en particulier un glossaire des HN réalisé par une autre équipe et redocumentarisé par nous via Cosma ; cet objet constitue un artefact médiateur pour le travail interdisciplinaire en HN. À travers ce travail sur le concept de graphe et son utilisation pratique, nous illustrons la distinction proposée par Piotrowski et Xanthos« Décomposer les humanités numériques », 2020.
entre HN théoriques et appliquées suivant leur rapport aux modèles formels.

2 Avant l’interdisciplinarité, le nexialisme

En sciences de l’information et de la communication (SIC), l’idée sous-jacente à la notion d’interdisciplinarité a été approchée par Robert Escarpit sous un angle original et peu connu aujourd’hui : celui du « nexialisme », une discipline fictive inventée par l’écrivain A. E. Van Vogt pour son ouvrage La Faune de l’espaceEn anglais, The Voyage of the Space Beagle. Le vaisseau Space Beagle est nommé ainsi en référence au HMS Beagle qui transporta Darwin.
The voyage of the Space Beagle, 2002 [1950].
. Escarpit fait du nexialisme une source d’inspiration pour les SIC, dont il imagine le futur au singulier (la SIC), avec une ambition élevée en ce qui concerne le positionnement de cette nouvelle discipline au sein des SHS :

« Van Vogt ne savait sans doute pas qu’il décrivait là ce qui allait devenir l’ambition du documentaliste. […] Le nexialisme, c’est la science de la cohérence, et voilà une belle définition pour notre discipline […] une science de l’information et de la communication […] une science intérieure à la science, une science qui tend à constituer la science dans son unité »Escarpit, « Pour une nouvelle épistémologie de la communication », 1978.
.

Pour Julien Wacquez, « Escarpit prend au sérieux la science-fiction au point de la mobiliser pour justifier et légitimer la fondation d’un tout nouveau programme de recherche en sciences humaines et sociales »Wacquez, « Welcome to the real world », 2019, paragr. 28.
. Selon Jean-Luc Michel, le nexialisme porte en lui un « potentiel réformateur de l’épistémologie des SIC et des SHS » mais a été oublié au profit de la notion d’interdisciplinaritéMichel, Jean Devèze, le gentleman chercheur, 2011, p. 5.
. Il nous semble donc utile de le réexaminer.

Van Vogt définit le nexialisme comme la science de l’intégration des champs de la connaissance, une nouvelle approche pour apprendre et associer des choses, une déconstruction des frontières disciplinaires arbitraires :

“Nexialism is the science of joining in an orderly fashion the knowledge of one field of learning with that of other fields. It provides techniques for speeding up the processes of absorbing knowledge and of using effectively what has been learned.”Van Vogt, cité, p. 64.
“Nexialism is a tremendous new approach to learning and association.”Ibid., p. 69.
“Nexialism provides so sharp an integration of sciences that only individuals trained by its methods can hope to understand the more intricate interrelated phenomena.”Ibid., p. 221.
“The problems which Nexialism confronts are whole problems. Man has divided life and matter into separate compartments of knowledge and being. And, even though he sometimes uses words which indicate his awareness of that wholeness of nature, he continues to behave as if the one, changing universe has many separately functioning parts. The techniques we will discuss tonight will show how this disparity between reality and man’s behavior can be overcome.”Ibid., p. 244.

Mais en pratique, le nexialisme consiste en un conditionnement psychologique et un entraînement au moyen de machines qui permettent de dépasser les limites biologiques, notamment de la mémoire :

“Conditioned reflex […] sleep machine, which educates you while you sleep […] hypnosis and psychotherapy”Ibid., p. 69.
.

Van Vogt déguise ici quelque chose qui relève de la magie – augmenter les capacités cognitives de manière accélérée, inconsciente, sans effort – sous les traits d’une innovation technique à venir mais qui reste commodément inexpliquée. On retrouve un procédé similaire dans le film Matrix, lorsque le personnage de Neo apprend les arts martiaux de manière accélérée grâce une simulation. Ce confusionnisme entre science et magie, qui sacralise en quelque sorte les boîtes noires, rappelle les mécanismes du réalisme fantastiqueÀ l’époque où Escarpit reprend Van Vogt, ce courant avait été popularisé par Jacques Bergier et Louis Pauwels via leur revue Planète, dont l’éditeur François Richaudeau était également investi dans la création des SIC.
.

Si le nexialisme tient donc en grande partie de la pensée magique, il repose cependant sur un postulat fort : la médiation entre les disciplines est une question relationnaliste. Escarpit traduit ceci en imaginant le documentaliste comme un créateur et curateur de liens. Il nous semble dès lors opportun de chercher à concrétiser de manière plus « réaliste » cette idée centrale.

3 Vers un nexialisme « réaliste »

Dans cette perspective, les ontologies constituent une piste d’intérêt. Une ontologie est une spécification formelle et explicite d’une conceptualisation partagéeBorst, Construction of engineering ontologies for knowledge sharing and reuse, 1997 ; Studer, Benjamins et Fensel, « Knowledge engineering », 1998.
. Elle suit le modèle du graphe ; on parle volontiers de graphe de connaissances. La capacité d’analyse et de synthèse rapproche la figure de l’ontologist (à défaut de traduction française) de celle du nexialiste, même si, en pratique, une ontologie est plutôt établie par consensus d’un groupe d’experts. Il y a alors médiation, via des discussions mais aussi des diagrammes comme les cartes mentales. Mais ce type d’approche se heurte à un problème : la mise en œuvre est particulièrement complexe, car elle nécessite des compétences techniques sophistiquées. Ceci nous incite à rechercher une alternative plus simple.

Dans le contexte de ses travaux sur la théorie de l’acteur-réseau (actor-network theory, ANT), Bruno Latour exprime une idée similaire à celle du nexialisme mais en proposant une démarche pratique très différente. Il suggère en effet de s’appuyer sur l’écriture réticulaire – l’écriture qui « trace un réseau »Latour, Changer de société, refaire de la sociologie, 2007, p. 187.
. Les méthodes développées autour de l’ANT, notamment la cartographie des controverses, illustrent bien ceci. Mais au-delà d’une sociologie des « traductions » (ou médiations) successives entre éléments hétérogènes, Latour estime que ce type d’écriture pourrait en fait constituer la nouvelle lingua franca des sciences. Nous souscrivons à cette idée. Jusqu’ici, la proposition de Latour a été déclinée essentiellement dans le domaine de l’analyse des réseaux, à partir de traces sur le WebGhitalla, Qu’est-ce que la cartographie du web ?, 2021.
. Nous reprenons la même logique d’écriture réticulaire mais nous l’appliquons à un travail de modélisation, ce qui nous rapproche des ontologies – avec toutefois une base technique plus accessible.

4 Mise en pratique et discussion

Cette approche est rendue possible par Cosma, un logiciel qui facilite la production d’un graphe de connaissance à partir de documents interreliés – par exemple des fiches de lecture, des notices terminologiques, des notes relatives à des personnes, œuvres ou évènements, etc. Dans ces documents, le lien hypertexte est utilisé comme processus d’organisation des connaissances : relier permet de classer, indexer, attribuer, composer les savoirs. C’est un exemple d’application du modèle du graphe pour produire un travail analytico-synthétique. Cosma intervient alors pour fournir une visualisation interactive du graphe et des textes. Le logiciel exploite les catégories et les liens présents dans les documents ; il met notamment en avant les rétroliens dans leur contexte d’énonciation. L’intérêt de cette méthode par rapport aux ontologies repose sur la facilité de mise en œuvre et de mise en circulation : les données sont exprimées au format texte, avec des langages de balisage et de sérialisation légers (Markdown, YAML) ; l’ensemble des données et des outils sont rassemblés dans un fichier HTML unique et autonome.

Cosma est actuellement utilisé comme outil de médiation dans plusieurs programmes de recherche impliquant des acteurs issus de disciplines différentes. Dans le cadre du colloque Humanistica, nous présentons un exemple spécifique aux HN : un glossaire des HN réalisé par une autre équipe et redocumentarisé par nous pour être visualisé avec Cosma (voir figure ci-dessous ; cliquer ici pour consulter la visualisation).

Glossaire Digit-Hum visualisé avec Cosma.

Nous décrivons l’objet ainsi produit comme un artefact médiateur, qui peut faciliter le dialogue entre des acteurs des SHS autour d’objets appartenant au domaine des HN. C’est un retour aux sources, puisque Cosma est né dans un cadre typique des HN (c’est le fruit d’un partenariat entre un chercheur/concepteur et un ingénieur/développeur). Mais c’est également le point de départ d’une discussion : notre démarche s’inscrit dans la distinction proposée par Michael Piotrowski« Décomposer les humanités numériques », 2020.
entre HN théoriques et appliquées« Les humanités numériques appliquées construisent des modèles formels des objets de recherche de leurs disciplines respectives afin de contribuer à leurs objectifs de recherche. Les humanités numériques théoriques, par contre, étudient à un niveau d’abstraction plus élevé les propriétés générales de tels modèles » (ibid., p. 8).
 ; ayant développé un exemple appliqué, nous souhaitons maintenant ouvrir une discussion théorique sur les propriétés générales du graphe comme modèle formel en SHS, et sur la diversité des applications possibles.

Références

Borst, Willem N. Construction of engineering ontologies for knowledge sharing and reuse. Thèse de doctorat. University of Twente, 1997. 90-365-0988-2.
Escarpit, Robert. « Pour une nouvelle épistémologie de la communication ». Lettre d’Inforcom. 1978, n° 1. http://www.jeanlucmichel.com/Distanciation/Textes.Escarpit.78.html.
Ghitalla, Franck. Qu’est-ce que la cartographie du web ? Expéditions scientifiques dans l’univers des données numériques et des réseaux. OpenEdition Press, 2021. 979-10-365-6263-1. https://books.openedition.org/oep/15358.
Latour, Bruno. Changer de société, refaire de la sociologie. Trad. par Nicolas Guilhot. La Découverte, 2007. 978-2-7071-5327-2.
Michel, Jean-Luc. Jean Devèze, le gentleman chercheur. 2011. https://www.jeanlucmichel.com/Distanciation/JLM/JD-JLM-Le-Havre-2011.pdf.
Piotrowski, Michael et Xanthos, Aris. « Décomposer les humanités numériques ». Humanités numériques. 2020, Vol. 1, n° 1. https://doi.org/10.31235/osf.io/v9t8d.
Studer, Rudi, Benjamins, V. Richard et Fensel, Dieter. « Knowledge engineering: Principles and methods ». Data & Knowledge Engineering. 1998, Vol. 25, n° 1, p. 161‑197. https://doi.org/10.1016/S0169-023X(97)00056-6.
Van Leeuwen, Theo. « Three models of interdisciplinarity ». Dans : Wodak, Ruth et Chilton, Paul (dir.), A new agenda in (critical) discourse analysis. John Benjamins Publishing Company, 2005, p. 3‑18. 978-90-272-2715-7.
Van Vogt, A. E. The voyage of the Space Beagle. Rosetta Books, 2002 [1950]. 978-0-7953-0402-6.
Wacquez, Julien. « Welcome to the real world. Champ libre à la science-fiction ». Socio. 2019, n° 13, p. 7‑21. https://doi.org/10.4000/socio.7471.