À quoi sert une vue graphe ?

2022-02-13

Visualiser ses notes sous forme de graphe : simple gadget ou vrai outil de travail ?

On observe depuis quelques années un essor des « outils de prise de notes interreliées ». Je mets l’expression entre guillemets car la terminologie n’est pas stabilisée : il existe d’autres appellations, comme « outils pour penser » (tools for thought), basées sur les usages plutôt que sur la fonction.

Pour moi, la fonctionnalité qui définit ce groupe d’outils est le lien hypertexte, utilisé ici pour sa capacité à organiser. Car oui, le lien n’est pas juste un outil de navigation : c’est une modalité d’organisation des connaissances (organisation réticulaire en l’occurrence), qui peut venir compléter le rangement dans des dossiers (organisation arborescente) et l’indexation par mots-clés (organisation par facettes).

Cette fonction du lien est bien antérieure à sa version informatisée. Dans L’Encyclopédie dirigée par Diderot et D’Alembert, par exemple, les différentes notices ne sont pas seulement organisées de manière alphabétique mais également par des renvois. Ces petites indications en fin de notice incitent le lecteur à en consulter d’autres ; on emprunte alors un chemin non linéaire, comme une forme de proto-hypertexte. Ces liens sont tout sauf anodins : dans un texte rédigé à l’occasion d’une édition numérique de L’Encyclopédie, Philippe Roger souligne leur caractère discrètement subversif, puisque, selon lui, « les renvois créent un sous-texte allusif et polémique […] ils déjouent le piège dogmatique inhérent à la fixation des significationsRoger, « D’un réseau l’autre », 2001, p. 14.
 ». Dans L’Encyclopédie, les liens suggèrent une organisation des connaissances construite en opposition à l’ordre établi.

On retrouve cette logique d’organisation par les liens dans le Web. Elle y est même si importante qu’on pourrait qualifier le Web de système documentaire réticulaire. Et quand on regarde le Web sémantique ou Web de données (semantic web, linked data), on voit que la logique peut être poussée assez loin. Mais le grand public ne pense pas forcément au lien hypertexte comme un mode d’organisation des connaissances. Les discours autour du Web sont plutôt sociologiques, économiques et politiques : quand on parle de « faire lien », on parle de « communautés » et de « plateformes » plus que de documents. Quant au Web sémantique, il reste assez confidentiel.

L’essor des logiciels de prise de notes interreliées pourrait changer un peu la donne. En effet, ces outils montrent que les liens hypertexte ne sont pas réservés à la navigation entre pages web ou à la création de wikis par des passionnés mais qu’ils peuvent intervenir dans la prise de notes individuelle. C’est ainsi que les liens rentrent dans la boîte à outils de l’organisation des connaissances personnelles (personal knowledge management, PKM).

Sauf qu’en pratique, beaucoup d’adeptes de ces nouveaux outils disent qu’ils n’utilisent pas tellement les liens. De fait, en parcourant différents blogs, forums et réseaux sociaux, j’ai remarqué que l’engouement des gens pour des logiciels comme Roam ou Obsidian repose sur d’autres facteurs.

Des liens perçus comme secondaires voire accessoires

Premièrement, il y a un double essoufflement des outils et des usages existants. Les applications qui ont dominé le marché pendant des années, comme Evernote, n’ont plus forcément la cote, pour des tas de raisons. Certains blâment les applications elles-mêmes, notamment quand certaines évolutions promises n’arrivent pas. Mais beaucoup de gens ont aussi accumulé des notes de manière incontrôlée, cédant à ce que Christian Tietze, développeur de The Archive, appelle the collector’s fallacy (le piège du collectionneur). Les nouveaux outils apparaissent alors pile au bon moment : ils apportent un vent de fraîcheur et donnent l’impression qu’on va pouvoir faire table rase de son capharnaüm. Dans ce contexte, n’importe quel outil innovant a une carte à jouer, y compris si les liens ne sont pas au centre de la proposition – c’est le cas par exemple dans Notion.

Deuxièmement, les utilisateurs réclament en priorité la capacité à prendre des notes sur différents appareils. Par conséquent, les outils les plus populaires sont ceux qui proposent une version mobile et qui permettent d’utiliser des services de stockage en ligne pour synchroniser les fichiers. Ici encore, la question des liens est secondaire : il est moins important de relier deux notes que de pouvoir capturer l’information à n’importe quel moment.

Et troisièmement, la pratique de recherche d’information dominante repose désormais sur les moteurs de recherche. Pour moi, c’est là que le bât blesse et il faut que je développe un peu.

Dans une démarche documentaire traditionnelle, on détermine une manière de classer, qu’on met en œuvre via le nommage, l’étiquetage et le rangement des documents. Lorsque, par la suite, on veut trouver une information, on navigue dans la structure documentaire qu’on a soi-même créée, en s’appuyant sur les différentes logiques utilisées : chronologie, ordre alphabétique, thématiques, etc.

Comme je le disais plus haut, les liens sont une modalité d’organisation des connaissances complémentaire au classement et à l’indexation. Or, dans un système organisé à la fois par des ensembles (dossiers et mots-clés) et des renvois directs entre les textes, les chemins pour trouver une information sont multipliés : on a ainsi quelque chose de très efficace sur le plan documentaire.

De plus, les liens ont un potentiel qui leur est propre. Par exemple, le lien peut être doublé d’un rétrolien, c’est-à-dire que le renvoi n’est pas seulement fait d’une note à l’autre, mais présent aussi en sens inverse. Autre exemple, les liens peuvent être qualifiés ou contextualisés, notamment via des infobulles qui apparaissent au survol. En combinant ces différentes potentialités, comme dans des rétroliens contextualisés, on décuple la puissance du système de renvois, et on augmente encore le nombre de chemins qui mènent à l’information.

Or aujourd’hui, la pratique documentaire traditionnelle est marginalisée par la logique du moteur de recherche. La barre de recherche est omniprésente : dans l’explorateur de fichiers, dans les mails, dans les services de stockage en ligne, et même pour accéder à des menus dans certains logiciels (je pense au modèle de la palette de commande, qui se répand dans les éditeurs de texte et que j’ai personnellement en horreur). Les nouveaux outils de prise de notes ne dérogent pas à cette tendance. Ils misent à fond sur la recherche, délaissant plus ou moins les liens, et surtout, ils offrent des capacités de catégorisation limitées. C’est un vrai problème car, comme on va le voir plus loin, la recherche ne fait pas tout.

En résumé, les nouveaux outils de prise de notes émergent dans un contexte où l’effet de nouveauté prime sur les fonctionnalités documentaires, et répondent avant tout à un besoin façonné par plusieurs années de domination du smartphone et du moteur de recherche. Ce dernier point est une tendance générale : je recommande à ce propos la lecture d’une enquête publiée par The Verge en septembre dernier, intitulée « File not found », et qui aborde le sujet dans le contexte de l’éducation.

L’utilité du graphe

Tout ceci m’amène à la question du graphe. Je précise tout de suite qu’il y a deux acceptions à ce terme : soit on parle de la structure abstraite formée par des entités interreliées, soit on parle de sa représentation graphique. La question que je vois souvent revenir en ligne, et qui a servi d’amorce à ce billet, utilise la seconde acception : le graphe comme forme visuelle.

Cette question est la suivante : à quoi sert la vue graphe dans un logiciel de prise de notes interreliéesElle est souvent posée à propos d’Obsidian, l’outil le plus populaire actuellement dans cette catégorie, mais elle s’appliquent à tous ceux qui proposent la même fonctionnalité.
 ?

On peut répondre factuellement à cette question, c’est intéressant en soi. D’abord, on n’a pas conscience de ce qu’on est en train de fabriquer tant qu’on ne le voit pas. Et donc la première utilité du « graphe » au sens de forme visuelle, c’est de donner à voir l’existence de l’autre « graphe », c’est-à-dire la structure abstraite.

Or cette structure abstraite, cette idée de graphe, est un outil conceptuel : elle affecte la manière de penser. De la même manière que le mot « texte » en littérature est un concept qui permet de réfléchir d’une certaine manière aux œuvres, les mots « graphe » et « hypertexte » sont des concepts qui permettent de réfléchir à la prise de notes : comment suis-je en train d’écrire ? Qu’est-ce que cela dit sur les choses à propos desquelles je suis en train d’écrire ?

Ces questionnements nous permettent de prendre conscience de la notion même d’interrelation : voir le graphe de ses notes, c’est réaliser que sa pratique d’écriture est potentiellement réticulaire ; c’est réaliser que les choses sur lesquelles on écrit sont interreliées. Cette prise de conscience réorganise la pratique d’écriture. On va désormais être attentif aux connexions, aux contradictions, aux associations possibles. On va ainsi chercher des motifs, des régularités dans les choses sur lesquelles on écrit mais aussi dans la technique d’écriture elle-même : de quels types de notes ai-je besoin, de quels types de liens, etc.

Deuxième réponse factuelle à la question de l’utilité du graphe : l’aide à la navigation visuelle. La pratique du lien hypertexte peut vite déboucher sur une structure très complexe, du fait de la fragmentation et de la densité potentielle des relations entre fragments. La visualisation apporte alors une vision d’ensemble qui facilite l’appréhension de cette complexité. Plus précisément, le graphe facilite le repérage visuel de motifs (régularités, irrégularités), ce qui constitue une aide à la décision concernant les modifications à apporter aux notes : relier les notes isolées au reste du graphe ; repérer une « communauté » de notes (aggrégat formé par une densité élevée de liens) à étudier en tant que telle ; etc. Par ailleurs, il facilite aussi la navigation au sein des notes, que ce soit par simple lecture visuelle ou par le biais d’interactions.

Et enfin, troisième réponse factuelle : comment trouver de l’information pertinente mais qu’on ne cherche pas ? Tous les logiciels de prise de notes permettent aujourd’hui de trouver une information qu’on a cherché intentionnellement sur la base d’une expression précise. Mais tous ne montrent pas en même temps des informations connexes, qu’on ne cherchait pas mais qui sont peut-être pertinentes. C’est pourtant extrêmement utile, et les meilleurs systèmes d’information sont ceux qui incluent différents mécanismes de mise en évidence, pas seulement basés sur des requêtes.

Les liens permettent de mettre en place de tels mécanismes : cela peut-être une liste des liens entrants et sortants dans une note, ou bien un graphe. L’essentiel est de rappeler la présence des connexions, les présenter et le re-présenter, même quand elles ne sont pas directement cherchées. Car une connexion, c’est potentiellement une précision, un complément, une comparaison, une contradiction, etc. L’utilité du graphe, c’est donc aussi une fonction d’aide-mémoire qui aide à décloisonner la réflexion.

Du graphe à la fiche

Au-delà des réponses factuelles à la question de l’utilité du graphe, on peut aussi se demander pourquoi cette question revient régulièrement. Là aussi, j’ai des éléments de réponse.

Si j’ai commencé mon billet par un long préambule à propos des liens et de l’organisation des connaissances, c’est pour amener l’idée suivante : une vue graphe ne sert pas à grand chose si la prise de notes n’est pas guidée par des principes méthodologiques qui donnent de l’importance aux liens, et si le logiciel n’encourage pas l’enrichissement documentaire par divers mécanismes.

Développons. D’abord, on ne peut pas comprendre l’utilité du graphe si on ne replace pas la prise de notes dans l’histoire longue du travail intellectuel. C’est pour cette raison que j’opère le glissement sémantique de la note vers la fiche. Dans la tradition érudite, la fiche, l’arbre et le réseau sont des instruments. Or qui dit instrument dit méthode, et très souvent la méthode fait la part belle à l’interrelation.

Pour Paul Otlet, pionnier de la documentation, c’est le principe monographique (une fiche, une idée) : on ne se contente pas de mettre le livre sur fiches en reproduisant le sectionnement matériel, on l’atomise en unités conceptuelles qu’on peut ensuite interrelier via des classificationsOtlet, Traité de documentation, 2015 [1934], p. 256, 286.
. Pour Niklas Luhmann, sociologue allemand très prolifique, c’est le Zettelkasten (boîte à fiches) : l’ensemble des fiches forment un aide-mémoire mais également un générateur de suggestions d’écriture, et ce grâce à une interrelation méthodique des fiches en fonction de leur thématiqueLuhmann, « Kommunikation mit Zettelkästen », 1992.
. Pour Andy Matuschak, ce sont les evergreen notes : des fiches qui soutiennent un véritable travail de réflexion, parce qu’elles sont atomiques, conceptuelles et surtout densément interreliées. Pour Gordon Brander enfin, ce sont tout simplement… les liens eux-mêmes : immensément expressifs, ils permettent de tout faire – mots-clés, hiérarchie, commentaires, évaluation, sémantique, analyse de sujets… all you need is links.

Je n’ai pas pris ces exemples au hasard : les travaux de ces auteurs sont remarquables sur le plan du travail conceptuel, de l’inventivité, et même de la productivité. Pour moi, cela vient notamment de cette conception méthodique de la prise de notes, pensée comme un travail de documentation personnelle. Et la star, c’est le lien. Dans cette perspective, le graphe n’est pas juste un objet décoratif : c’est un outil de travail qui repose sur les liens et qui les prolonge, leur donne une autre forme, permet de les utiliser d’une manière différente. Ce n’est donc pas juste une image mais un outil d’exploration méthodique.

Évidemment, le rôle des interfaces est immense, et c’est l’autre aspect de ma réflexion. Rien ne sert de catégoriser des fiches si les logiciels ne permettent pas de filtrer leur affichage par catégories. Rien ne sert de mettre des liens partout si on n’a pas de rétroliens, ni de contextualisation, voire la possibilité de catégoriser les liens. Et le graphe devient vraiment utile lorsqu’il est connecté à tout cela : lorsqu’il traduit visuellement les catégories par des couleurs et des tracés différents ; lorsqu’on peut filtrer son affichage par ces mêmes catégories ; etc.

Si je résume : le graphe donne à voir l’hypertexte, conceptuellement et concrètement, ce qui influence la manière d’écrire et de penser l’interrelation ; et plus on fait en sorte qu’il donne également à voir le travail documentaire méthodique appliqué aux fiches, plus son utilité augmente.

Alors en admettant que l’essor des nouveaux outils de prise de notes a finalement peu de choses à voir avec l’hypertexte et la documentation, je pense qu’on comprend mieux pourquoi tant de gens se demandent à quoi peut bien servir une vue graphe.

Montre-moi ton graphe, je te dirai qui tu es

Hier soir, Hendrik Erz a annoncé l’ajout imminent d’une vue graphe dans Zettlr. L’information a suscité des réactions très enthousiastes mais aussi plusieurs messages dubitatifs. Une personne notamment dit qu’après plus d’une année passée en compagnie d’outils de ce genre, tout ce qu’elle peut dire des graphes c’est qu’ils sont jolis, et que de là à leur trouver une utilité, c’est une autre question.

Ces réactions font écho au ton étrange de l’annonce, légèrement sarcastique, avec ce « Here, have a graph view » qu’on pourrait traduire par « La voilà, votre vue graphe ». En effet, le développeur ne cache pas son scepticisme, qualifiant le graphe de « jouet sympa » mais qu’il juge inférieur à la fois aux techniques de prise de notes et à la recherche plein texte.

C’est en lisant cela que j’ai eu envie de partager mon point de vue. Personnellement, je ne pense pas que le graphe soit l’alpha et l’oméga de la boîte à outils hypertextuelle. Mais c’est un outil très important, certainement pas un jouet. D’où ce billet, dans lequel j’ai développé plusieurs idées qui défendent l’utilité du graphe.

Il me reste à partager une intuition concernant la perception négative que certaines personnes peuvent avoir de la vue graphe : je pense que le graphe est pris dans une double logique de monstration ; l’une est vertueuse, l’autre beaucoup moins, et la seconde influence beaucoup les perceptions.

La première logique de monstration, c’est ce que j’ai décrit comme le fait de présenter et re-présenter l’information, donner à voir l’hypertexte, montrer le travail de catégorisation par la sémiologie graphique. Tout ceci illustre la place du graphe dans l’épistémologie visuelle, d’où le mot « monstration », le fait de montrer.

L’autre logique de monstration est très différente : on la retrouve dans ces captures d’écran de graphes extraordinairement massifs, partagés fièrement sur Twitter pour vanter l’énormité de sa prise de notes et les performances de son outil favori. Là, je suis moins convaincu.

Mathieu Jacomy définit le storyletting comme l’acte de publier une visualisation en prétendant qu’elle ne raconte rien, ou en lui laissant raconter ses propres histoires. Il mobilise notamment ce concept à propos des graphes produits avec Gephi. J’y ai pensé en voyant passer des captures d’écran (d’Obsidian, pour la plupart) affichant des graphes de plusieurs dizaines de milliers de notes. Mais après réflexion, je pense qu’on est à la limite du storyletting, sans y être. Pour moi, ces graphes ne racontent pas d’histoires comme ceux de Gephi, parce que ce n’est pas leur fonction à la base : ce sont des aide-mémoires branchés à un corpus hypertextuel, pas des outils d’analyse de données.

Si ces images racontent quelque chose, ou plutôt cette image, car c’est toujours le même cliché qui est renouvelé, c’est plutôt la fascination exercée par la figure du réseau. L’image entretient un impensé autour de la vue graphe, à la fois chez les concepteurs des logiciels de prise de notes interreliées, et chez les utilisateurs. Je crains que ça finisse par lasser tout le monde, y compris les personnes comme Hendrik Erz qui pourraient faire des choses phénoménales avec les graphes, mais qui sont simplement fatigués de se faire houspiller par des utilisateurs réclamant cette vue pour ne pas en faire grand chose au final.

Je voudrais casser cette image. D’où ce long billet : parfois mille mots valent mieux qu’une image.

Références

Luhmann, Niklas. « Kommunikation mit Zettelkästen. Ein Erfahrungsbericht ». Dans : Kieserling, André (dir.), Universität als Milieu. Haux, 1992. http://luhmann.surge.sh/communicating-with-slip-boxes. Trad. en anglais par Manfred Kuehn.
Otlet, Paul. Traité de documentation. Le livre sur le livre. Les Impressions nouvelles, 2015 [1934]. 978-2-87449-299-0.
Roger, Philippe. « D’un réseau l’autre ». Dans : Morrissey, Robert John et Roger, Philippe (dir.), L’encyclopédie du réseau au livre et du livre au réseau. Honoré Champion, 2001, p. 7‑16. Colloques, congrès et conférences sur le dix-huitième siècle, 4. 978-2-7453-0548-0.