Les risques du butinage

2022-03-09

La connaissance suscite différentes émotions, les plus fortes pouvant être bouleversantes. On découvre parfois quelque chose qui nous frappe si fort qu’on franchit un seuil dans notre compréhension du monde. On trébuche dans un nouvel espace, les yeux écarquillés, le regard changé à jamais.

Il m’arrive de regarder la Lune par exemple, en pensant « j’ai sous les yeux une sphère rocheuse de plusieurs milliers de kilomètres de diamètre ». Rien de scientifique là-dedans : je me répète simplement ce fait pour faire remonter le sentiment associé à cette découverte – le vertige, l’émerveillement. Ce n’est pas systématique : lorsque la Lune est en croissant, je pense plutôt à des souvenirs d’enfance. Mais quand elle est gibbeuse ou pleine, et que je la fixe pendant plusieurs secondes, inévitablement je finis par me dire « c’est une grosse boule de pierre et elle flotte juste là ».

Au fil des siècles, regarder la Lune et les étoiles a probablement suscité pas mal de vocations scientifiques et artistiques. On peut étendre l’idée à n’importe quel sujet : après une découverte si bouleversante qu’elle en change notre regard sur le monde, on n’a qu’une envie, c’est de tirer sur le fil pour dévider toute la pelote. Et ceci est vrai que l’on contemple un mystère à peine décrypté ou un phénomène étudié par des générations.

Une bonne formation scientifique est là pour accompagner cette quête. Elle nous donne des outils pour tempérer le bouleversement engendré par la connaissance. Pour canaliser nos élans, nous élaborons des critères partagés de scientificité. Pour guider notre progression, nous adoptons une attitude dite critique, c’est-à-dire faite la fois de neutralité bienveillante et d’évaluation solidement argumentéeDéfinition de Marquis, Lenel et Van Campenhoudt, Pratique de la lecture critique en sciences humaines et sociales, 2018.
.

Mais il arrive qu’on ne fasse pas ce travail de rééquilibrage. L’intérêt né d’une connaissance bouleversante peut alors virer au fétichisme : « attachement ou respect exagéré pour quelqu’un ou quelque choseSource : TLF.
 ». Et le fétichiste a souvent tendance à se transformer en pédant – « personne qui fait avec insistance étalage d’un savoir, d’une culture, d’une érudition, d’une spécialisation souvent superficiels, fraîchement acquis ou exclusifsSource : TLF.
 ».


Durant mes études de master, j’ai appris beaucoup de choses sur l’histoire de l’imprimé et notamment tout ce qui concerne les caractères. Je range la découverte de la typographie dans la catégorie des connaissances bouleversantes. Songez en effet à la quantité de texte qui nous entoure en permanence : bien au-delà des livres ou des écrans ce sont aussi les affiches, panneaux, étiquettes, banderoles, vitrines… Les yeux ouverts par ce qu’on m’avait appris, je me suis mis à voir des polices de caractères et de la typographie partout. Encore aujourd’hui, il m’arrive de prendre en photo un affichage vu en ville, ou d’interrompre ma lecture d’un nouveau livre, pour essayer d’identifier la police de caractères utilisée.

En 2018, devenu doctorant, j’ai voulu parler de ce sujet dans un cadre scientifique. J’avais rédigé une petite synthèse sur les familles de caractères d’après la classification de Maximilien Vox. J’ai profité d’un appel à communication pour le transformer en conférence, puis en article. Je ne sais pas vraiment comment la conférence a été reçue : je ne me suis pas fait dézinguer mais c’était peut-être par indulgence. L’évaluation de l’article, elle, a révélé des lacunes importantes dans mon travail, d’autant plus criantes à mes propres yeux que parallèlement (le processus d’évaluation s’est étalé sur des années) je progressais dans ma formation doctorale.

En effet, j’avais une idée précise de ce que je voulais dire mais je manquais d’expertise. J’avais donc emprunté celle des autres, par butinage, en piochant des arguments allant dans mon sens chez différents auteurs ayant écrit sur la typographie. Sauf que, ne connaissant pas le champ dans son ensemble, je ne pouvais pas évaluer ces emprunts correctement. L’assemblage façon patchwork qui en résulta, couplé à une accumulation de jargon et de références, ne pouvait pas résister à un examen rigoureux. J’ai dû réviser plusieurs fois mon texte, pour finalement laisser tomber face à un délai de publication intenable.

Cette expérience difficile continue à m’habiter. Elle m’incite à la prudence dans mes travaux. Elle m’a aussi appris à détecter la présence d’emprunts fragiles dans ce que je lis et ce que j’entends. J’y repense aujourd’hui de manière un peu fortuite parce que je suis tombé sur un exemple similaire, pas tout à fait scientifique mais très instructif quand même.


Lorsque j’étais en licence et que je révisais pour certains partiels, j’écoutais souvent en boucle des morceaux propices à la concentration, notamment un morceau de synthwave intitulé « Resonance », extrêmement populaire si on en juge par le nombre de vues et de commentaires sur YouTube.

Un jour, j’ai voulu me renseigner sur les ressorts de cette composition à l’atmosphère si envoûtante. Je suis tombé sur une vidéo intitulée « The Nostalgia of HOME’s Resonance, Explained », dans lequel l’auteur (un certain Misteramazing) analyse le morceau par le biais de la théorie musicale. J’en suis ressorti plutôt frustré, avec le sentiment d’être complètement dépassé par le propos. Pire, en jouant les différents accords montrés dans la vidéo, je ne retrouvais pas du tout l’esprit du morceau.

Récemment, j’ai réécouté « Resonance ». Par le jeu des recommandations algorithmiques, j’ai également retrouvé la vidéo de Misteramazing, toujours aussi impénétrable. Or là, j’ai découvert un développement intéressant : une autre personne s’est penchée sur le sujet depuis et a publié une vidéo de réfutation (« Misteramazing Doesn’t Understand Music Theory »). On y apprend que la prétendue analyse est en fait entièrement fausse. Misteramazing (qui porte mal son nom) n’est en fait ni musicologue ni musicien mais simplement fasciné par la théorie musicale, et il s’était senti libre de piocher dedans pour raconter à peu près n’importe quoi. Son talent de vidéaste, avec une narration et un montage de haute volée, ainsi que l’accumulation de jargon suffisaient à donner le change : un spectateur comme moi (musicien amateur) pouvait ressortir de la vidéo en étant complètement perdu, sans penser que la confusion venait de l’analyse, perçue comme crédible. Il aura fallu un fact-checking par une personne réellement experte pour dissiper l’illusion.

Tout ceci m’a fait songer à mon expérience sur la typographie, et au travail sur la connaissance de manière générale. Je pense que la recherche bénéficie d’une attitude curieuse et ouverte, en particulier qu’il est utile d’aborder un sujet par des angles différents. C’est ce que j’associe à la notion d’interdisciplinarité. Mais il y a aussi un potentiel plus négatif, fait de paresse intellectuelle, d’opportunisme, voire de prédation. Pris par l’enthousiasme lié à la découverte d’un nouveau champ, nous sommes tentés de butiner ce dernier un peu au hasard, sans le souci de rigueur qu’on appliquerait à notre pré carré. Un intérêt mal cultivé peut ainsi ne donner aucun fruit, ou pire, virer au fétichisme et à la pédanterie. Le risque est double : ne rien apprendre à personne et s’exposer à une critique parfois sans pitié. Je ne le voyais pas au début de mes études mais ça m’apparaît clairement aujourd’hui. Alors j’écris ce billet pour capter cette réflexion et y repenser de temps à autre.

Référence

Marquis, Nicolas, Lenel, Emmanuelle et Van Campenhoudt, Luc. Pratique de la lecture critique en sciences humaines et sociales. Dunod, 2018. 978-2-10-077679-5.