Faire commun (2) : étreindre, étendre, éteindre

2023-12-16

Il y a plusieurs semaines, dans « Faire commun », j’ai partagé quelques réflexions sur deux alternatives à Twitter : Mastodon et Bluesky. Je complète aujourd’hui le panorama avec Threads.

J’ai dit de Mastodon qu’il s’agit d’un logiciel permettant de fabriquer des communs numériques, c’est-à-dire des espaces collectivement construits et administrésMerzeau, « De la communication aux communs », 2016.
. Ce processus n’a rien de magique ; il n’est pas intrinsèquement vertueux, pas plus que la notion de bien commun d’ailleursHess et Ostrom, « An Overview of the Knowledge Commons », 2007.
. Mais ce que cela implique, c’est la liberté de choix et la mise en responsabilité. En cela, Mastodon répond à une profonde fatigue de certains internautes vis-à-vis de plateformes qui vont dans la direction opposée.

Mastodon est décentralisé au sens où il est installé sur de nombreux serveurs, qui deviennent chacun une mini-plateforme sociale, capable de parler aux autres. Bluesky, lui, est un clone de Twitter, dont ses dirigeants promettent qu’il s’agira à terme d’un logiciel décentralisé. Ils cherchent encore leurs marques sur le plan technique mais une chose est certaine : ils n’utilisent pas le protocole ActivityPub sur lequel s’appuie Mastodon et le reste du fédivers. L’influence conceptuelle est plutôt à chercher du côté de la blockchain et des cryptomonnaies, avec une décentralisation à échelle individuelle. Pour l’instant, cela reste une promesse, qui ne compte pas forcément beaucoup pour les utilisateurs : la plupart des personnes que je suivais sur Twitter et qui ont rejoint Bluesky plutôt que Mastodon l’ont fait précisément parce que c’est un espace centralisé, et que c’est ce qu’elles recherchent dans une plateforme de microblogging. Je crains que tout ça tourne très vite à l’enshittificationSi on veut consulter une ressource en français sur ce concept, on peut écouter l’émission Internet Exploreuses.
.

Et Threads alors ? L’application de Meta, qui arrive ces jours-ci chez nous en Europe, teste simultanément la connexion avec le fédivers. Une poignée de comptes Threads (essentiellement des dirigeants de Meta) sont visibles nativement depuis Mastodon – du moins, si votre instance n’a pas bloqué préventivement Threads. Car cette connexion suscite des débats intenses.

Meta a organisé récemment une réunion avec des acteurs du fédivers pour discuter de l’interopérabilité avec Threads. L’un des participants, Johannes Ernst, a publié un compte-rendu de cette réunion à partir de ses notes. Selon lui, Meta n’est pas dans une stratégie anti-compétitive du type « étreindre, étendre, éteindre » (embrace, extend, extinguish) pour détruire le fédivers en s’appropriant son protocole (ActivityPub) ; ce serait avant tout une stratégie de relations publiques, comme il l’expliquait dans des billets précédents :

“Meta is likely to use this “compatibility” story as: 1. a public relations / positioning coup to create good vibes for the new app among important thought leaders; 2. to present itself as the good guy in its fight with Twitter, which is the real target here; 3. use it as an avenue to siphon off current (and prospective) Fediverse users into their own app.” « Pour Meta, la compatibilité entre Threads et Mastodon via ActivityPub sert probablement à faire un coup de com’ : le but est de susciter des réactions positives chez les leaders d’opinion, de se refaire une vertu sur le dos de Twitter (qui est la cible principale) et de siphonner des utilisateurs du fédivers – actuels comme potentiels. »

(source : « Meta implements ActivityPub? Not so fast »)

“The European Union is coming down hard on Meta, demanding all sorts of interoperability as part of its Digital Services and Digital Market Acts. By implementing a bona-fide W3C interoperability standard as part of a new app, Meta can signal both cooperation with the EU authorities, while delaying opening its core business as long as possible.” « Meta doit se plier aux nouvelles exigences de l’Union européenne en matière d’interopérabilité, suite aux règlements sur les services et les marchés numériques (DSA, DMA). Le fait d’adopter une norme d’interopérabilité estampillée W3C mais confinée à une nouvelle application leur permet de montrer patte blanche tout en retardant le plus possible l’ouverture de leurs services phares. »

(source : « Why would Meta implement ActivityPub? »)

Sauf que le malaise persiste : pourquoi Meta participerait à un effort qui va fondamentalement à l’encontre de son modèle économique ? Lors de la fameuse réunion, aucun représentant de Meta n’a su apporter de réponse convaincante.

Ce que suggèrent d’autres blogueurs, comme Oblomov et Ploum, c’est que Meta essaye faire d’une pierre trois coups : donner le coup de grâce à Twitter, tuer BlueSky dans l’œuf mais surtout dévitaliser ActivityPub en siphonnant les utilisateurs du fédivers. Une façon de se débarrasser de la concurrence immédiate ainsi que d’une menace plus lointaine mais aussi plus existentielle.

Beaucoup de gens repartent de l’exemple de XMPP, un protocole de messagerie numérique sur lequel Google s’était positionné, captant la majorité des usages, pour finalement l’abandonner. XMPP existe toujours mais de manière confidentielle, et le réseau de personnes et d’échanges qui s’était construit par-dessus s’est désintégré.

ActivityPub a des applications beaucoup plus variées que XMPP : microblogging (Mastodon), vidéo à la demande (PeerTube), partage d’images (Pixelfed), agrégateur de liens (Lemmy)… Et les noms d’outils que je cite entre parenthèses ne sont que des exemples parmi d’autres dans leurs catégories respectives. C’est le fédivers. La crainte de beaucoup de gens, c’est que Meta capte la majorité des usages liés à ActivityPub, utilise ce poids pour dicter l’évolution du protocole en le cassant progressivement, avant d’abandonner tout cela pour se replier sur son propre écosystème de services, laissant derrière un fédivers asséché.

Deux remarques. Meta n’a pas encore la diversité des plateformes sociales asiatiques entièrement intégrées, mais elle en a l’ambition : toute l’idée (délirante) du métavers était d’aller dans cette direction. De là, on peut légitimement s’inquiéter que l’adoption d’ActivityPub soit bel et bien la première étape d’une stratégie de long terme du type « étreindre, étendre, éteindre » pour se débarrasser d’un concurrent, à savoir le fédivers.

Mais l’autre remarque, c’est qu’il ne faut pas négliger la politique, ni les opinions publiques. Une éventuelle stratégie anti-compétitive de long terme ciblant le fédivers entre en contradiction avec d’autres intérêts de Meta : gagner la bataille de l’opinion face à des concurrents plus directs (Twitter, Bluesky) et donner le change face aux régulateurs, notamment européen. Cela ne change rien au fait que le fédivers est aussi dangereux pour Meta que l’autogestion pour le capitalisme ou que le mot liberté pour une dictature : c’est la preuve qu’un modèle alternatif est possible. Mais cela signifie qu’écraser cette alternative est une affaire compliquée.


Le lendemain de la publication de ce billet, Rémy Grünblatt, l’administrateur de l’instance Mastodon social.sciences.re (dont je suis membre) a lancé un sondage à propos de la connexion entre cette instance et Threads. J’ai pris position en faveur d’une dé-fédération à l’échelle de l’instance. Comme le disait Grünblatt lui-même en juillet dernier, l’enjeu n’est pas que chacun protège ses données : elles sont déjà publiques et chacun peut individuellement bloquer Threads. L’enjeu est de construire une réponse collective à la possibilité d’une stratégie anti-fédivers de long terme de la part de Meta. Ce n’est pas faire un procès d’intention injuste à Meta mais un choix politique, avec un objectif politique.

Que l’UE exige plus d’interopérabilité de la part de plateformes sociales commerciales, c’est très bien. Mais cela n’oblige absolument pas les personnes qui participent à construire des communs numériques à ouvrir les bras à ces mêmes plateformes. Dans un billet datant de juin dernier (signalé par Étienne Nadji), Klaudia Zotzmann-Koch utilise le paradoxe de la tolérance pour expliquer cette position : un système tolérant ne survit qu’en fermant la porte aux intolérants. Une démocratie ne tient debout qu’en excluant les anti-démocrates. Des communs numériques de petite taille ne peuvent prospérer qu’en tenant à bonne distance les énormes entreprises à but lucratif, aux pratiques anti-compétitives, condamnées à de multiples reprises pour non-respect du droit en matière de vie privée, habituées à sacrifier les autres pour préserver leur position dominante.

L’objectif d’un tel choix, qui s’incarne par exemple dans ce « cordon sanitaire » qu’est la décision de dé-fédérer Threads, ce n’est pas d’interdire à Meta d’utiliser ActivityPub ou de participer aux discussions du W3C concernant le protocole. L’objectif, c’est de refuser à Meta la position d’acteur dominant dans ces discussions. Le fédivers doit affirmer son indépendance s’il ne veut pas se faire marginaliser dans les espaces où se déterminent en grande partie ses conditions même d’existence.

Références

Hess, Charlotte et Ostrom, Elinor. « An Overview of the Knowledge Commons ». Dans : Understanding knowledge as a commons: from theory to practice. MIT Press, 2007, p. 3‑26. 978-0-262-08357-7.
Merzeau, Louise. « De la communication aux communs ». InterCDI. 2016, n° 261, p. 29‑30. http://www.intercdi.org/de-la-communication-aux-communs/.