Pour un autre carnet de recherche numérique

2019-11-18

Légitimité, visibilité, écriture et identité : quelques mots sur le blog scientifique.

En tout début de doctorat, j’ai ouvert un blog sur Hypothèses. Je voulais un espace de publication dédié à mon activité de recherche et je connaissais Wordpress : Hypothèses m’a paru la plateforme la plus appropriée. J’avais identifié au moins deux types de blogs scientifiques :

  1. Le blog inscrit dans un projet de publication : des contenus inscrits dans une chaîne d’élaboration des idées qui part du billet de blog et aboutit ailleurs (article, thèse, livre…) ; généralement avec un souci de l’indexation par les moteurs de recherche spécialisés ; un partage via les réseaux sociaux scientifiques et professionnels.
  2. Une forme plus proche du blog classique : des contenus destinés à un public hétérogène (chercheurs, enseignants, ingénieurs, bibliothécaires, étudiants…), sans association a priori à un projet de publication, découverts plutôt via les moteurs de recherche généralistes (Google) et partagés via les réseaux sociaux grand public (Facebook, Twitter).

En pratique, le mien n’a pris aucune forme : j’ai plutôt consacré mes efforts au circuit traditionnel des communications et publications évaluées (dans la perspective de l’après-thèse), en délaissant complètement l’idée du carnet de recherche.

Au bout d’un an, j’ai créé un site à mon nom. J’avais deux objectifs : a minima, unifier un peu ma présence en ligne avec un portail redirigeant vers d’autres sites ; et de façon un peu plus incertaine, tester l’extension sur le Web du workflow d’écriture sur lequel j’étais en train de travailler – et qui était l’objet du seul billet que j’avais alors écrit sur mon blog Hypothèses.

L’expérience s’est avérée concluante. Le site est même devenu plus qu’un portail : un outil qui m’aide à suivre ma production (via le CV) et à la valoriser (via la publication en HTML). Stimulé par ce développement, je me suis mis à écrire des billets régulièrement, en gravitant naturellement vers la forme « blog classique » : cela constitue un espace d’écriture moins ambitieux et moins formel que le reste de mon activité, une répartition des efforts qui me convient bien.

Ne voulant pas abandonner Hypothèses, j’ai commencé à mettre quelques articles à la fois sur mon site et sur la plateforme. Très vite, j’ai réalisé que cela revenait à avoir deux carnets de recherche. Double effort contre-productif : cela me faisait du travail en plus (pour lequel je n’avais pas de temps) et cela créait une confusion sur la version canonique des billets – ce qui complique la citation, dégrade le référencement, divise le trafic et diminue le lectorat. Alors il a fallu choisir et j’ai fini par me résoudre à abandonner Hypothèses.

La raison principale reste que j’accorde une grande importance à l’appropriation des outils d’écriture ainsi qu’au développement (même modeste) d’une culture technique, dans la lignée de ce qu’écrit Éric Guichard Guichard, « Les humanités numériques n’existent pas », 2019.
. Hypothèses n’est pas une mauvaise plateforme mais elle ne me convient pas : j’ai développé progressivement une pratique centrée sur le texte et l’hypertexte pour laquelle l’approche « low-tech » est plus pertinente et plus durable que l’approche « base de données ». Monter un site m’a demandé de faire un peu plus de choses moi-même (concernant le nom de domaine, l’hébergement, le certificat de sécurité, la mise en ligne, etc.) mais je considère que c’est une expérience utile et nécessaire – même si j’y ai passé une bonne partie de mes vacances de Noël 2018.

En discutant de ce choix avec des collègues, les questions de légitimité et de visibilité ont émergé. En prenant un peu de recul, je peux formuler quelques éléments de réflexion. Ils restent bien sûr liés à une situation particulière et sont tributaires d’une vision limitée.

De la reconnaissance du blog scientifique

Sur la légitimité, à mon sens, il ne faudrait pas confondre une sorte de « reconnaissance documentaire » (attribution d’un ISSN, indexation dans Isidore, permalien avec un nom de domaine reconnu…) avec la reconnaissance par les pairs. Cette dernière se réalise dans deux espaces-temps qui partagent des acteurs mais ne se superposent pas tout à fait.

Il y a l’espace-temps de la communauté : ce sont les échanges en séminaire, en colloque, sur les réseaux sociaux. Ces échanges orientent nos lectures, nos citations, nos collaborations. Concernant le blog, je crois que la reconnaissance de la communauté dépend en partie des pratiques de ses membres : s’il existe des blogueurs Hypothèses sur votre thématique de recherche, il me paraît important de les rejoindre ; si ce n’est pas le cas, je pense qu’un blog peut être repéré et lu par votre communauté, que vous soyez sur Hypothèses ou non.

D’autre part, il y a l’espace-temps des institutions (laboratoire, université, CNU, agences, etc.) : celui-là concerne l’intégration d’une équipe, l’organisation et le financement de la recherche, les responsabilités scientifiques pédagogiques ou administratives. Il me semble que pour l’instant la reconnaissance du blog dans ce cadre est relativement modeste. J’en ai plutôt l’image d’une activité perçue comme secondaire, utilisée comme atout pour se démarquer dans certaines situations de candidatures fortement compétitives. Il existe des domaines où cette pratique est repérée et valorisée mais là encore, je pense qu’avoir un blog est mieux que ne pas en avoir, qu’il soit hébergé sur Hypothèses ou ailleurs.

En ce qui concerne la visibilité, je ne suis pas convaincu qu’un blog Hypothèses permette à un chercheur d’atteindre un public plus large qu’un blog classique (peut-être même moins). Premièrement, lectorat et communauté scientifique se recoupent souvent. Nos espaces d’échange et de diffusion (séminaire, colloque, réseaux sociaux, etc.) restent les principaux déclencheurs de lectures croisées et de citations ou de collaborations effectives. Deuxièmement, la visibilité ne dépend pas que des stratégies de diffusion mais également des pratiques de recherche documentaire des lecteurs potentiels, or celles-ci sont multi-canal. Et troisièmement, le billet de blog se conjugue le plus souvent au temps présent : c’est une publication dont les idées sont le plus souvent destinées à s’affirmer ailleurs, ce qui lui confère une durée de vie limitée. Les exceptions à cela, ce sont les carnets liés à des projets de recherche : l’écriture collective et la valorisation de la production scientifique soulèvent alors plus logiquement la question d’une indexation dans les bases spécialisées.

L’écriture de la recherche

Mon deuxième élément de réflexion concerne le processus d’écriture. Hypothèses est une instance de Wordpress qui a ses propres contraintes, lesquelles rentrent en conflit avec mes besoins : il y manque le support de l’écriture en Markdown (fonctionnalité de base dans Wordpress) ; la sélection de plugins proposée sur Hypothèses n’inclut pas l’intégration d’un gestionnaire de références bibliographiques, comme par exemple Zotpress pour Zotero ; et la personnalisation de l’apparence est à la fois limitée et inutilement complexe, ce qui donne lieu à une éditorialisation peu satisfaisante.

Actuellement, publication et archivage nécessitent tous deux un travail documentaire important de la part du chercheur. Le paradigme actuel de l’édition est bâti en grande partie là-dessus. Quant à l’auto-archivage, le nom parle de lui-même. Nous déployons donc des efforts documentaires conséquents pour obtenir la reconnaissance de nos pairs et la postérité de nos travaux. Hypothèses requiert aussi que nous nous inscrivions dans un écosystème documentaire avec des contraintes d’écriture et d’édition spécifiques mais avec une reconnaissance modeste, dont la part spécifique à la plateforme me semble limitée, et sans garantie de pérennité.

L’expression « carnet de recherche » donne à réfléchir. Elle me fait penser aux carnets de laboratoire numériques ou notebooks : parmi les plus connus, on peut citer les carnets en R Markdown pour l’univers des statistiques, Jupyter pour la programmation et Observable pour la visualisation de données. Si on dégraisse ces outils complexes, on s’aperçoit qu’ils ont une base commune : l’écosystème du texte brut, avec notamment l’écriture en Markdown, le partage des données qualitatives ou quantitatives dans des formats lisibles (du CSV au JSON en passant par les données bibliographiques en BibTeX) et la publication au moyen des technologies du Web (HTML, CSS et Javascript). Il ne s’agit pas là des objets d’étude confidentiels d’une niche disciplinaire mais de la nature même de l’écrit contemporain. Il me semble que le texte brut devrait être beaucoup plus central dans une perspective d’économie de l’information si on considère les débats actuels sur l’ouverture et l’éthique en sciences.

La comparaison avec ces nouveaux « carnets de recherche » n’est pas à l’avantage du carnet Hypothèses : il ne s’agit guère plus que d’un blog traditionnel faisant l’objet d’une indexation spécifique dans certaines bases de données. Hormis les liens hypertexte, cette forme n’exploite les possibilités de l’écriture numérique qu’à travers des intégrations hypermédia définies à l’avance. Mais on pourrait dire exactement la même chose de l’article de recherche standard engoncé dans son format PDF. Idem pour les présentations majoritairement en PowerPoint. C’est une évolution transversale des pratiques d’écriture scientifique qu’on peut souhaiter, avec des technologies d’inscription qui rapprochent les différents écosystèmes info-communicationnels, notamment les sciences et le Web.

Ce travail concerne bien sûr l’édition. Dans sa partie revues, OpenEdition démontre que la logique de plateforme n’exclut pas l’innovation éditoriale : le robot bibliographique Bilbo, la numérotation des paragraphes, les notes de marge… On peut imaginer, dans un futur plus ou moins lointain, que les plateformes de blog scientifique se rapprochent de cela et se détachent du modèle Wordpress, comme le suggère aussi Antoine dans son propre billet sur la question du blog scientifique. En attendant, il faut continuer à accompagner l’évolution de l’écriture de la recherche par une pratique critique.

Culture et dépendances

Màj du 17/12/19 : cette troisième section est ajoutée suite au blocage d’Hypothèses par son personnel dans le cadre de la grève contre le projet de réforme des retraites.
Éliminons une possible ambiguïté : le code de mon site est stocké chez un hébergeur et les services qui le rendent accessible (nom de domaine, certificat SSL) sont fournis par un registraire. Il dépend donc bien d’une infrastructure et des nombreuses personnes qui travaillent pour la maintenir. C’est le point sur lequel avait insisté Antoine dans la conclusion de son mémoire : tout l’enjeu n’est pas de nier nos dépendances mais de les choisir en connaissance de cause.

« [Les] dépendances font appel à des humains, des individus, des collectifs, des communautés ou des entreprises : ils œuvrent indépendamment ou en réseau pour maintenir différents projetsFauchié, Vers un système modulaire de publication, 2018, p. 112.
 ».

Comme je l’ai mentionné plus haut, mon rapport à cette question découle de compétences apprises, d’intérêts personnels et de contraintes professionnelles. Il n’est pas généralisable. Soyons lucides : on peut appeler autant qu’on veut à l’appropriation, se référer à Michel de Certeau et ses « arts de faire », le temps est incompressible. Mon site fête sa première année ce mois-ci : un an, c’est le temps qu’il m’aura fallu non pas pour inventer les solutions à mes problèmes d’écriture ou d’édition mais pour trouver le temps de les inventer. Et puis on ne fait pas ça sur son temps de vacances si on n’est pas un peu mordu de balisage et de typographie. Tout le monde n’a pas le temps de développer une culture de l’écrit au sens de Guichard, c’est pour cela que j’y vois un enjeu d’enseignement plus que de formation professionnelle : pour tous ceux qui ne sont plus à l’école ou à l’université, il faut des médiations, des mécanismes qui permettent de démocratiser la technique.

Ces mécanismes, les plateformes de gestion de contenus telles qu’OpenEdition Journals et Hypothèses en font partie. Or leur développement et leur maintenance vont de pair avec une précarisation croissante, qui a été dénoncée de manière globale par un Appel des travailleuses et travailleurs du numérique relayé et discuté par Olivier Ertzscheid (entre autres) et dont on peut voir un écho concret pour l’enseignement supérieur et la recherche (ESR) avec le blocage d’OpenEdition ce mardi 17 décembre 2019Le site est remplacé par un court message en plusieurs langues. Je reproduis l’URL en toutes lettres, il se peut qu’elle devienne un lien mort : https://www.openedition.org/mouvement17decembre.html
. Un débat va certainement s’ouvrir, notamment sur le principe du blocage numérique. Il y a finalement peu de différence entre les transports en communs et les tuyaux qui acheminent une partie de notre travail en ligne. Le journaliste Martin Clavey a déjà mis le doigt dessus en répondant à une chercheuse mécontente sur Twitter :

« Le blocage de l’outil de travail n’est pas nouveau dans les outils du gréviste. La “grève 2.0” n’est donc pas si différente de celle d’avant. Mais elle peut effectivement toucher la production de l’intellectuelle que vous êtes. Est ce cela qui vous gêne ? » — Martin Clavey (@mart1oeil) 17 déc. 2019 9:22 AM

Ceci étant dit, le blog scientifique pose un problème particulier : le rapport que nous entretenons avec lui, surtout dans le cas d’un blog individuel, me semble différent du cas posé par des outils plus impersonnels tels que le portail de revues (type OpenEdition Journals) ou l’agenda communautaire (comme Calenda). Paul Otlet et H.G. Wells l’ont dit, Bruno Latour en a parlé chez Christian Jacob Latour, « Pensée retenue, pensée distribuée », 2007.
et Marc Jahjah l’a formulé comme lui seul sait le faire : notre pensée est distribuée et nous faisons corps avec nos technologies intellectuelles, parmi lesquelles le blog.

« [Le] blog, comme ma bibliothèque, est mon corps . . . le corps est un assemblage continuel d’espaces, d’objets, de citations, de normes, de traces dont la partie la plus visible, la plus socialement lisible, est la chair. Je ressens physiquement mon blogJahjah, Mon corps (le blog), 2018.
 ».

Ne pas pouvoir accéder à son blog peut conduire à se sentir enfermé en dehors de soi. On ne peut pas extrapoler facilement la métaphore à la revue et à sa communauté : je considère le sentiment d’aliénation comme plus intime et donc plus fort dans le cas du blog. Il faut cependant réaliser qu’il ne s’agit pas d’une désappropriation mais d’un rappel cinglant de la logique de non-appropriation codée en dur dans le principe même de la plateforme. Les grèves dans les transports créent des ralentissements et forcent les gens à développer des stratégies alternatives ; quelquefois, le déplacement est impossible. De même, le blocage d’Hypothèses rappelle aux auteurs de carnets qu’ils délèguent à d’autres tout pouvoir sur leurs écrits : sans copie locale de leurs travaux, ils ne peuvent que se tourner vers les serveurs de l’Internet Archive pour essayer d’en retrouver quelques traces.

Conclusion

Il convient de réfléchir à nos choix individuels et à leurs conséquences collectives. Faire l’impasse sur l’acquisition d’une culture technique de l’écrit contemporain signifie l’adoption de certaines dépendances plutôt que d’autres. Ce faisant, nous déchargeons à la fois responsabilité et contraintes sur d’autres corps de métiers, largement invisibilisés. Dans son billet, Antoine met l’accent sur l’identité numérique, en partie déterminée dans son rapport à la communauté scientifique. Il ne faut pas oublier que cette communauté-là existe dans un « milieu de savoir » Le Deuff, « Humanités digitales et bibliothèques », 2016, p. 2.
dans lequel les dépendances côtoient les interdépendances. En fermant les tuyaux, l’assemblée générale des personnels d’OpenEdition vient d’en donner une démonstration éclatante.

Pour moi, le blog est un espace de travail. De même qu’il me paraît important de posséder mon ordinateur, écrire et publier dans de bonnes conditions passe par l’autonomie de mon blog, elle-même conditionnée par l’indépendance financière (il faut payer l’hébergement). Je fais ici volontairement écho aux arguments de Virginia Woolf dans Une chambre à soi—ce sont les seuls que je connais bien. L’acquisition d’une culture numérique minimale Guichard, « Les humanités numériques n’existent pas », 2019, p. 7.
est à la fois une condition et un investissement : c’est dans cet espace qu’elle permet de faire sien qu’elle pourra grandir et produire des savoirs utiles.

Références

Fauchié, Antoine. Vers un système modulaire de publication. Mémoire de master. Enssib, 2018. https://memoire.quaternum.net/.
Guichard, Éric. « Les humanités numériques n’existent pas ». Dans : Huerta, Antoine (dir.), Amériques/Europe, les Humanités numériques en partage ? Enjeux, innovations et perspectives. Presses de l’Université de La Rochelle, 2019. http://barthes.enssib.fr/articles/Guichard-Les-humanites-numeriques-n-existent-pas.pdf.
Jahjah, Marc. Mon corps (le blog). 2018. http://www.marcjahjah.net/2835-portraits-de-mon-corps-1-le-blog.
Latour, Bruno. « Pensée retenue, pensée distribuée ». Dans : Jacob, Christian (dir.), Lieux de savoir. Albin Michel, 2007, p. 605‑615.
Le Deuff, Olivier. « Humanités digitales et bibliothèques : des milieux de savoir en quête de nouvelles compétences ». Revue de l’Enssib. 2016, n° 3. http://bbf.enssib.fr/revue-enssib/consulter/revue-2016-03-005.